Interview faite par Aurélie P. Lawless à Paris et traduite par Marine Delahay

Confortablement installée dans le petit monde du metal avec Delain, Charlotte Wessels décide néanmoins d'ajouter une corde à son arc en participant au projet Phantasma. Elle se heurte ainsi au potentiellement difficile exercice de la réalisation d'un album-concept, mais s'en tire avec les honneurs. Cependant orienter la discussion vers des sujets plus divers me semblait de bon aloi... Vous pourrez dès lors lire d'autres questions plus farfelues accompagnées de réponses qui seront bien plus qu'à la hauteur. Bavarde et loufoque, Charlotte est l'une de ces personnalités très abordables et agréables.

Parlons de ton projet du moment avec Phantasma : quelles sont les principales différences avec Delain ? Comment tout cela s'est-il mis en place ?

Charlotte Wessels (chant) : En premier lieu, j'ai été approchée par Georg Neuhauser car c'est vraiment lui qui a initié le projet depuis le départ. Il voulait vraiment faire un de ces albums-concept orientés sur une histoire. Il a demandé à Oliver Philips de l'aider et il voulait le faire en dehors de son groupe principal, Serenity, donc c'était un nouveau projet pour lui. Au tout début il m'a dit qu'il était sur ce projet, et m'a demandé si je voulais bien faire du chant pour lui, et j'ai dit oui, parce qu'on s'aime bien. Néanmoins, pendant qu'ils délibéraient sur ce projet et discutaient de ce qu'ils allaient faire, ils se sont rendus compte qu'ils étaient tous les deux très enthousiastes à l'idée de faire cet album-concept, mais... ils avaient besoin d'un concept. Ca fait 10 ans que je travaille avec Oliver maintenant, donc il a toujours été impliqué dans les différents stades de la production d'une façon ou d'une autre, et il sait que c'est toujours moi qui trouve les histoires et les paroles. Je ne m'étais jamais attaquée à un album-concept avant ça, mais il a suggéré qu'on me demande de chanter sur cet album, et plus : me faire travailler sur le concept, et j'ai hésité pendant très longtemps parce que c'est une plus grande implication…

C'est beaucoup de travail…
Oui, surtout que je n'ai aucune expérience en matière d'écoute et encore moins en matière de création, et j'avais peur du fait que si je me lance là-dedans, ça ne soit pas terrible, parce que je n'ai aucune expérience, j'y ai pensé pendant très longtemps, et je me disais : "Si je le fais, il faut que je me l'approprie, d'une façon ou d'une autre," et ce qui m'inquiétait le plus c'est que j'aime traiter chaque chanson de manière autonome, je veux qu'elles soient indépendantes, et j'avais peur, si je devais raconter une histoire toute entière à travers l'album et les paroles, que ça parte dans tous les sens… donc j'ai fait du brainstorming pendant longtemps sur le contenu et la façon de le faire, quelle que soit l'histoire, et après – parce que ça c'était juste après que j'ai obtenu mon diplôme, et avant ça j'ai dû lire beaucoup de littérature non-romanesque, et quand j'ai eu mon diplôme j'ai enfin pu me remettre à lire des romans, et comme je lis beaucoup j'ai redécouvert à quel point j'aime lire des fictions, et tout ce que j'aime, je veux le faire aussi. Donc j'ai eu ce tout petit déclic, "Oooh peut-être que je devrais écrire une histoire un jour," et je ne l'aurais sûrement pas fait si ça n'avait pas été pour cette demande concernant l'album-concept. Je me suis dit que je devrais combiner tout ça, que je devrais écrire une histoire, comme ça les paroles n'auraient pas à faire tout le boulot, elles pourraient plutôt proposer une approche plus poétique de l'histoire ou amplifier les petits éléments de l'histoire, et vice-versa ; l'histoire et les paroles pourraient s'accorder de cette façon. Je me suis dit que c'était vraiment une façon originale et personnelle de faire les choses.

Quand tu as une idée, ça marche tout de suite mieux. Tu peux avancer. Sans idée… c'est plus compliqué.
Mais il me restait à trouver un sujet !



Peut-on considérer Phantasma comme un véritable groupe plutôt qu'un simple projet secondaire ?
Je pense qu'aucun d'entre nous n'a vraiment le temps, donc je pense qu'on peut vraiment considérer ça comme un projet secondaire. Je ne pourrais pas partir en tournée avec un deuxième groupe, et je ne le voudrais pas, parce que j'ai tellement d'ambition que ça ralentirait mes priorités, mais ceci dit, je suis très contente de la façon dont tout ça a abouti, alors appelons ça "le projet secondaire mais super cool."

Penses-tu qu'il soit possible de faire une tournée réunissant toutes les personnes ayant participé à cet album malgré le fait que ce soit un projet secondaire ?
On n'a pas l'intention de faire une tournée, mais avec l'histoire, et la façon dont la musique rend, on se dit que ça a quand même un gros potentiel théâtral, donc ce qu'on a en tête c'est que, un jour peut-être, si les gens en manifestent l'envie, on pourrait faire quelques représentations sous forme de comédie musicale plutôt que de faire une tournée. Certaines personnes nous ont suggéré de faire des festivals, et on les en a remerciés, mais je me vois mal jouer devant des milliers de personnes en vingt minutes… donc non, soit on fait ça en grand, soit on ne le fait pas du tout. Georg a une deadline avec Serenity, moi j'ai une deadline avec le prochain album… donc c'est pas pour tout de suite, mais on garde en tête que ce serait cool de faire ça de façon aussi énorme.

Que signifie "The Deviant Hearts" dans le fond ?
En fait le titre est très littéral, parce que les personnages principaux du livre sont deux enfants, un frère et une sœur, et ils ont une maladie cardiaque très rare – ils sont les seuls à l'avoir en fait, puisque c'est un monde fictif – qui fait que le volume de leurs cœurs augmente ou diminue selon leurs émotions, donc s'ils sont très contents ou heureux, leurs cœurs grossissent, et s'ils sont très tristes ou en état de choc, leurs cœurs rétrécissent, et un cœur trop volumineux ou pas assez volumineux, ça existe vraiment, et ça présente de sérieux dangers pour la santé, ça peut même être fatal. Donc c'est un très gros challenge pour ces enfants, ils ont été élevés en étant très protégés, et ils ont dû apprendre à se divertir entre quatre murs, chez eux ; et à mesure qu'ils grandissent, ils réalisent que leurs vies ne sont pas emplies d'aventures excitantes ou d'ambitions motivantes, mais plutôt qu'ils doivent limiter leur excitation et réfréner leurs ambitions, et bien qu'ils soient jeunes, ils se sentent frustrés. Donc le titre est très littéral, et ce qui déclenche l'histoire est – parce que j'adore les vieux mythes et les vieilles légendes, et j'en utilise pas mal – cette légende japonaise qui dit que si vous créez mille cocottes en papier, un de vos vœux peut être exaucé, et l'une des choses que fait la fille est de l'origami. Elle fabrique des créatures, des fleurs, et toutes sortes de choses à partir de feuilles de papier, et en faisant ça elle a comme l'impression qu'elle peut leur donner vie, tout comme elle aimerait vivre, donc c'est très gratifiant pour elle. Au bout d'un moment, elle en a fabriqué tellement, parce que c'est tout ce qu'elle sait faire, sans s'en rendre compte, elle ne fait que ça, c'est ça qui déclenche l'histoire. Et je n'en dirai pas plus. (rires)

Qu'est-ce qui t'a motivée à faire partie de ce projet ?
C'était exceptionnel, un projet studio unique avec ce concept, et depuis le début c'était complètement différent, avec cette idée derrière, et puis quand on a pas encore de fanbase parce qu'on fait quelque chose de nouveau et que personne ne sait qu'on existe, on est assez libre musicalement parlant dans l'élaboration de l'album, parce que personne ne sait à quoi s'attendre de toute façon, donc on peut aller dans n'importe quelle direction, ce qui est très amusant. Au final, c'est toujours une entreprise de groupe, parce que même si tu écris la chanson toi-même, quelqu'un va la jouer, et y apporter sa touche, donc avec le livre je me sens… nue… (rires). J'ai fait relire mon livre, et mon éditeur était absolument fantastique, qui faisait véritablement ça pour l'amour de l'art, mais à part ça, je n'ai personne derrière qui me cacher ! Non pas que j'ai honte, je suis fière des chansons que j'écris, mais pour moi c'est quelque chose de terrifiant… voilà ce qui est vraiment différent dans un projet comme ça.

Comment vis-tu le fait d'être une frontwoman ? J'ai l'impression que les frontwomen du monde du metal sont comme une équipe, bien soudée et qui s'entend bien. Ai-je raison ?
Oui en fait on a affaire aux mêmes choses, bonnes comme mauvaises, on se croise de temps à autre, on fait du yoga ensemble le matin. Quand on chante, on rencontre les mêmes challenges. Par exemple, c'était une tournée très pesante pour moi, 16 représentations en 18 jours, donc beaucoup à la suite et en tête d'affiche, et à un moment j'ai attrapé un rhume – d'ailleurs ça s'entend peut-être encore à ma voix – mais si j'ai un jour de repos, ça va, je peux récupérer, mais si je dois enchaîner et que j'attrape un rhume le premier jour, je suis foutue. J'ai mes propres trucs et astuces mais bon, c'était tellement sympa d'être en tournée, de faire toutes ces expériences, et tout le monde sait ce que ça fait, tout le monde l'a vécu une ou deux fois, et j'adore la façon que tout le monde a d'être si encourageant. Je leur dois beaucoup. Je suis contente qu'on ne soit pas dans ce genre de merde où tout le monde essaye de miner l'autre…



Quand tu es sur scène, quelle est la première chose à laquelle tu penses, et la dernière ?
La première est le nom de la ville dans laquelle je suis. Je l'écris toujours sur ma liste de chansons car ma plus grande peur est de crier le nom de la mauvaise ville. Ca ne m'est jamais arrivé, mais une fois on a joué à Montréal, et on avait travaillé sur des phrases en français, et le jour suivant on était dans une ville au Québec, un peu une "ville rivale," et j'ai dû dire un million de fois "Hey Québec, comment ça va ?", "Québec Québec Québec"… et à un moment, ils étaient tellement enthousiastes que j'ai hurlé ma phrase de remerciement du jour d'avant, et je me suis fait un peu huer, et c'est horrible parce que je n'ai pas envie d'être cette artiste prétentieuse qui ne se préoccupe même pas de savoir dans quelle ville elle se trouve. Donc c'est à ça que je pense en premier : où suis-je ? Est-ce que je sais dire quelques mots dans cette langue ? Parce qu'il faut faire cet effort, les gens font l'effort de venir nous voir…

Oui, les gens aiment bien ça.
Oui ! Et même si tu te foires et te trompes à moitié, les gens sont contents quand même parce que tu dis quelques mots dans leur langue, tu montres que tu sais où tu es. Quant à la dernière chose à laquelle je pense… j'essaye de lancer quelque chose, comme ma liste de chansons, parce que je n'ai pas de baguettes, donc laissez-moi lancer quelque chose ! (rires) Donc je lance ma liste, et je dis au revoir. En général, plus l'endroit est grand plus c'est difficile, mais j'essaye de regarder tout le monde dans les yeux, surtout ceux qui étaient le plus surexcités pendant le spectacle. J'essaye de croiser leur regard avant de quitter la scène.

Qu'est-ce que tu aimes le plus à part la musique ?
J'aime écrire, évidemment, et j'aime peindre aussi, mais je n'ai pas assez de temps pour le faire. J'aime également lire, mais ça se répète un peu là… et puis, ce n'est pas que j'aime être à la maison, mais maintenant qu'on est en déplacement si souvent, si j'ai une soirée de libre et que mon copain est là, on cuisine et on dîne ensemble, puis on regarde un film… avec de l'alcool, avec mes chats dans les bras… (rires) Moins je le fais et plus j'aime le faire.

Qu'est-ce que tu as étudié pendant ton cursus scolaire ?
J'ai commencé par une licence d'histoire de l'art, et puis j'ai fait un master Gender Studies (Ndlr : très répandues dans les pays anglo-saxons, les Gender Studies sont des études qui se concentrent sur les différents rôles des deux sexes, masculin et féminin, dans la littérature, l'histoire, etc)

Tu te considères plus comme un garçon ou comme une fille dans ta façon de penser ?
Je pense que le sexe, masculin ou féminin, est une construction de la société. Donc si je devais répondre à ça je dirais que certains traits sont plus masculins ou féminins, mais qu'on est faits pour être des femmes et des hommes… donc dans ma tête je suis Charlotte, j'ai un vagin, et un pénis, et je le vis bien et je prends tout ce que mon statut biologique m'apporte ! Même les règles, je prends, si je le dois, mais en ce qui concerne la partie construite par la société, je suis un peu plus critique dans mes choix (rires).


Le site officiel : www.facebook.com/phantasmaproject