Interview faite par Aurélie P. Lawless à Paris.

Tomas Lindberg, chanteur d'At The Gates, est un homme qu'on peut aisément qualifier comme touchant de sincérité, loyal, profondément aimable, intéressant et cultivé. Pas farouche pour un sou, je décide d'ouvrir mes horizons musicaux au death metal mélodique avec “At War With Reality”, nouvel album de nos voisins nordiques. Je me rends alors dans un sous-sol aux allures de fête d'Halloween permanente, sur une table en forme de cercueil afin de rencontrer Tomas. Le lieu est de circonstance. Voici le compte-rendu direct de cette séance de spiritisme aux accents ontologiques, fantastiques, philosophiques, métaphysiques (et on va s'arrêter là avec tous les suffixes en -isques, vous me remercierez plus tard !). Si vos cours de philo vous manquent ou si vous révisez le bac de philo cette année, cette interview est faite pour vous ! Attention.... A partir de maintenant, vous avez 4h. Good luck !

Tu as dit plusieurs fois par le passé qu'il serait impossible pour le groupe d'enregistrer à nouveau ensemble. Qu'est-ce qui t'a -heureusement pour nous-, fait changer d'avis ?

Tomas Lindberg : Hum, c'est compliqué. Je veux dire... Il faut suivre son coeur, toujours. On a fait des déclarations à ce sujet sur lesquelles on ne pouvait plus vraiment revenir, et on le sentait. Mais on l'a fait quand même. C'est surtout Anders (Bjorler, le guitariste) qui ressentait cette nouvelle pression car il a pris une large part de responsabilités dans le processus de composition. Et ça c'est fait naturellement je crois, il nous a juste approchés, avec ses compos sous le bras. Il y avait vraiment de tout, pas mal de chansons sonnaient assez “progressives” et parfois même “jazzy” avant de tourner “metal” à nouveau. Je lui ai dit qu'il avait vraiment fait un super travail et qu'on devrait en faire quelque chose. Je pense que c'était nécessaire pour cet album de lui donner une âme. On nous a dit que faire un album meilleur que “Slaughter Of The Soul” allait être très compliqué. Mais au final, tous nos albums sont très différents. Je pense que ce nouvel album aurait du sortir avant “Slaughter Of The Soul” ! (rires)

Comment avez-vous occupé votre temps pendant ce long break ?
On était occupé avec énormément de choses ! Tout le monde avait des projets musicaux divers et variés, on a joué dans beaucoup de groupes. On a aussi parlé avec pas mal de personnes qui nous ont dit qu'à l'époque nous ne nous écoutions pas assez entre les membres de notre groupe. Il y avait une sorte de pression négative sur nous lorsque nous devions composer les paroles etc. Moi je vois ces 19 années comme une période d'apprentissage. Elle a vraiment été utile pour faire un point sur nous-mêmes, nous apprendre qu'il faut savoir faire des compromis, écouter les personnes que tu aimes. Par-dessus tout cela, nous avons été occupés dans notre vie privée. J'ai fondé une famille, j'ai été à l'université, et énormément d'autres choses que je n'avais pas le temps de faire avec le groupe. Mais maintenant... Cette vie de musicien est à nouveau présente et tout va bien !

At The Gates a disparu pendant pas loin de 20 ans... Est-ce une peur pour vous de ne pas obtenir le même succès que les années précédentes ? A quel point êtes-vous confiants sur le sujet ?
Je pense qu'en vérité nous n'avions jamais réellement eu ce succès. Nous avons splitté au moment où nous commencions à décoller un peu. Donc toutes les dates que nous avons pu faire avec les précédents albums, nous n'étions que le groupe de première partie, le “support band”. On luttait pour survivre. Le succès est vraiment apparu au moment où nous avons recollé les morceaux. Ainsi, nous n'avions pas non plus vraiment eu un album qu'on pourrait considérer comme un “classique” et ayant connu beaucoup de succès. Les conditions d'écriture de ce nouvel album furent néanmoins plutôt positives car on savait que si on écrivait, les gens allaient écouter. Mais on voulait que “At War Wth Reality” devienne cet album qu'on rêve de réaliser, et d'en faire le meilleur album du groupe et cela n'est possible que si les gens t'écoutent. D'une manière positive, sans accents négatifs qui viennent ternir le tout. Nous savons que nous n'avons pas choisi la voie la plus évidente pour connaître le succès, nous somme un groupe de death metal et ce, pour toujours. Ce qui nous condamne à toujours être “underground”. Mais en même temps, nous n'avons jamais pensé devenir un gros groupe ou quoi que ce soit. Si tu es heureux des conditions dans lesquelles tu joues, que tu as du matos et une bonne fan-base, alors pour les maisons de disques tu as toutes les chances d'être un gros groupe. (rires)

Quelles opportunités vous ont donné le concert que vous avez fait au Wacken Open Air en 2008 ? J'imagine qu'il était important de vous reconnecter avec le public et de ressentir à nouveau l'alchimie opérer entre les membres du groupe, n'est-ce pas ?
Cette date a été très importante en effet. C'était la première fois que nous étions à nouveau réunis après des années. On a commencé à réaliser aussi que ça n'est pas arrivé plus tôt car nous n'avions plus d'albums à proposer. Mais cette alchimie dont tu parles, elle fut naturelle pour nous, on avait l'impression d'être à nouveau des adolescents qui font leur musique. Quand on a commencé le groupe, on était des lycéens ! Donc forcément, ce sentiment nous est revenu tout de suite, c'était incroyable de ressentir ça à nouveau, de plonger comme ça dans nous souvenirs. L'alchimie nous a envahi progressivement, de plus en plus, et c'est sûrement une des raisons majeures qui nous ont poussé à reprendre le flambeau et faire un nouvel album. Nous avons voyagé dans le monde entier en tant qu'amis, on a vu et joué des concerts, mais nous n'avons pas écrit ensemble, jamais, alors que c'est pourtant un élément très important quand tu as un groupe. Nous nous sommes alors dit qu'il fallait qu'on le fasse, qu'on essaye.



Vous êtes considérés comme les créateurs du death metal mélodique. Êtes-vous fiers de voir votre héritage diffusé dans le monde entier par des groupes reconnus tels que Dark Tranquillity ou In Flames ?
Tous ces groupes que tu nommes sont des amis personnels. On vient de la même scène, on se connaît depuis qu'on est ados. Je pense qu'on a commencé le groupe à peine un an ou deux avant les autres et on faisait partie du même milieu donc pour nous il n'y a pas d'histoires de “Je suis le premier, tu es le second” ou quelque chose comme ça. Au contraire, c'est génial de voir que tes amis ont du succès et les groupes que tu mentionnes ont chacun développé leurs particularités, que tu aimes ou pas d'ailleurs. Les groupes sont honnêtes envers eux-mêmes je pense. Certains critiqueront In Flames pour être devenu trop commercial mais je pense sincèrement, car je les connais, que c'est vraiment le son qu'ils ont voulu obtenir. Pas uniquement pour vendre plus de disques.

Je pense que c'est compliqué de mesurer à quel point un groupe de death metal peut être commercial. On parle de death metal, ça n'a rien de commercial à l'origine, c'est une scène underground comme tu l'as dit. On ne parle pas de Lady Gaga là. Tu es d'accord avec moi, non ?
Complètement d'accord même. Je pense qu'ils ont vraiment voulu faire plaisir aux fans. Pour moi, un groupe fait ce qu'il a envie de faire et ils le font bien. Surtout In Flames, qui mérite totalement sa place dans la scène. Je comprends dans un sens, In Flames ce n'est pas vraiment le genre de musique que j'écouterai ou que je ferai non plus. Mais je comprends au moins ce qu'ils essayent de faire.

Vous avez beaucoup grandi depuis votre dernier album. Dirais-tu que vous avez eu le temps de mûrir et que du coup cela a affecté votre façon d'écrire la musique et notamment les paroles ?
Oui, je pense dans cette perspective. Quand on parle de death metal, il y a toujours un folklore lié à un monde, un univers effrayant et les gens qui n'ont pas l'habitude se disent immédiatement que du coup, pour être apprécié, l'album ne doit pas sonner trop heavy, être un peu ennuyant, plus lent. On écoute les remarques mais cependant sur “At War With Reality” les paroles sont bien plus agressives que sur nos précédents albums. Sans méchanceté aucune, on n'accorde pas tant d'attention que cela à propos de ce que les gens peuvent penser de manière générale. Tu sais, on est heureux. C'est tout ce qui compte. L'album s'est fait sans nervosité, contrairement à quand nous étions plus jeunes. Quand tu es plus jeune, tu te préoccupes un maximum de ce que les gens pensent, comment ils vont réagir. Bien sûr, ça ne veut pas dire que maintenant nous nous en fichons complètement, pas du tout, car cela fait toujours partie du jeu lorsque tu reviens sur le devant de la scène avec un nouvel album. Bon après, quoiqu'on puisse dire de ce que tu as fait, tu ne vas pas en mourir (rires) donc si les gens qui ont écouté tout ton album ne l'aiment quand même pas.... Eh bien ce n'est pas si grave ! On n'aurait pas fait cet album si notre volonté première avait été de ne pas le faire et de ne pas nous livrer tels que nous sommes. Être honnêtes envers nous-mêmes est notre meilleure défense je crois.

Tu parles de beaucoup de sujets dans ce nouvel album comme la religion, la guerre, les créatures mythologiques... Quel sujet te tient cependant le plus à coeur ?
Je dirais que cet album est un concept album. C'est aussi quelque chose qui nous tenait à coeur de faire un album de cette façon. Selon moi, cet album qui marque notre retour se devait de respecter ce que les gens attendent de nous et la plupart du temps, il s'agit d'un concept album. Les gens t'attendent forcément au tournant dans ces cas-là, ce qui est normal. Donc voilà, avec ce type de challenge, nous voulions montrer que nous étions toujours inspirés et créatifs et faire un concept album était le meilleur moyen de le prouver.

Faire un concept album peut en effet s'avérer être un exercice relativement périlleux, surtout si celui-ci marque l'avènement du groupe après de longues années d'absence. Ca a dû demander pas mal de courage j'imagine ?
Oui, totalement. Surtout de revenir avec un album comme celui-ci oui, tout-à-fait. Ca prend du temps tu vois pour celui qui nous écoute de rentrer dans notre univers. On l'a vraiment pris comme un défi.

Eh bien pari réussi j'ai envie de te dire car à la base, je n'écoute absolument pas de death metal et ce, quel qu'il soit, pour être parfaitement honnête. Et pourtant, en écoutant “At War With Reality” j'ai accroché tout de suite, ce qui était parfaitement insensé pour moi !
Il n'y a pas meilleure chose au monde que de savoir ce que tu viens de me dire. Ca me touche vraiment. C'est très difficile de te décrire le concept entier de cet album mais c'est basé sur la littérature et notre propre perception de la réalité, j'ai lu beaucoup d'auteurs d'Amérique du Sud de la période post-coloniale également.

Intéressant ! Dis-moi lesquels, je dois en connaître quelques uns.
Borges par exemple (Jorge Luis Borges, écrivain argentin qui a écrit d'excellents ouvrages comme “Fictions”), Marquez (Gabriel García Márquez, écrivain colombien), Sabato (Ernesto Sábato, écrivain argentin mais aussi physicien, critique littéraire, ayant fait des essais philosophiques sur Sartre (Jean-Paul Sartre)). Tu les connais ?



Oui oui, j'étudie la littérature en études supérieures donc je les connais plutôt bien !
Ah mais c'est génial ça ! Tu sais, j'adore dire que c'est un album de littérature (rires) mais c'est parfait, tu vas vraiment pouvoir comprendre beaucoup de choses dans ce cas. Peut-être que c'est pour ça que l'album te parle intrinsèquement, sans que tu ne saches forcément pourquoi ! Parlons littérature alors. Ces auteurs ont souvent été rattachés à ce que l'on nomme comme courant littéraire “le réalisme magique” c'est-à-dire que leur idéologie est empreinte de réalisme mais plus... Pas politique mais... En fait ils prennent des histoires réelles et y incluent une partie fantastique, imaginée. C'est une façon pour eux de se protéger de la critique et de la censure, et de partager pourtant ce qu'ils pensent de la situation qu'ils choisissent de narrer. Je ne sais pas si ce sera clair pour les gens qui vont me lire, mais je suis sûr que toi tu comprends ce que je veux dire. Ils créent cet étrange monde sarcastique dans leurs romans et ils partent du principe qu'il n'y a jamais qu'une seule explication à un événement. Ils ouvrent le champ des possibilités dans le système, notamment dans une démarche politique et philosophique. Nous devons faire face à chaque problème, chaque chose de la réalité. Ce qui peut paraître compliqué parfois car nous avons chacun une réalité différente, une différente façon de la percevoir, et différents contextes. Tu vois, on est assis ici, à Paris, une ville d'Europe, je suis européen, tu es européenne, nous sommes tous les deux “blancs” et pour les gens on a forcément quelque chose en commun, on est forcément similaire quelque part, alors que nous ne le sommes pas en fait. Il y a vraiment des idéologies communes, des a-priori sur toutes les communautés. Au fil des époques, nous, en tant qu'européens, nous avons développé des pays démocratiques, on croit au système capitaliste, ou du moins, certains y croient, pas tout le monde (rires) ! Mais on est supposés y croire, et c'est l'explication finale de notre “monde de l'Ouest” auquel nous appartenons. C'est censé être un monde sécurisé, stable. Cependant, beaucoup de choses qui se sont produites font que nous changeons progressivement notre vision du monde.... Enfin j'ai beaucoup parlé (rires) mais en bref, le concept de l'album est vraiment basé sur ce que ces auteurs ont eux-mêmes écrit, il a été écrit dans une démarche littéraire, mais avec des paroles qui font écho au death metal. Ce qui est aussi une façon de voir le monde. Au final on n'est pas tant que ça “At War With Reality” mais plutôt “At War With The Ways To Explain Reality”.

Peux-tu me décrire justement de quelle façon l'artwork matche avec le concept de l'album ?
Il est totalement lié avec l'album. Tout seul, il ne veut pas dire grand chose, c'est même assez effrayant. Ca aurait très bien pu être la couverture d'un livre d'un quelconque auteur selon moi. C'est une forme d'art bien sûr, avec deux entités, deux perceptions de la réalité représentées sur l'artwork, une sorte de miroir inversé. Ca peut aussi être des portes qui s'ouvrent sur des dimensions parallèles. J'ajouterai également que chaque chanson a sa propre peinture sur cet album. Cette peinture dont on parle là maintenant est uniquement représentative de la chanson “At War With Reality”. L'artiste qui a fait cet artwork est roumain (Costin Chioreanu). Il avait déjà fait quelques pochettes de metal auparavant mais il n'est pas uniquement cela, il est bien plus. C'est un véritable artiste, c'est son vrai métier, il a ses propres expositions et il aime juste faire quelques pochettes de metal de temps à autres. Il était très inspiré quand je lui ai présenté le concept, il avait plein d'idées quand je lui ai tout expliqué comme je viens de le faire avec toi ! J'avais amené les paroles des chansons avec moi, il a voulu y jeter un oeil, et en les voyant il m'a dit qu'il voulait faire quelque chose pour chacune des chansons. Il voulait créer MA vision des paroles dans SES peintures. Bien sûr, si je n'étais pas d'accord avec qu'il avait fait, je n'avais qu'à le lui dire et on n'avait plus qu'à en discuter, mais je n'ai presque pas eu à changer quoi que ce soit. C'est un artiste, un vrai. C'est tellement flatteur d'avoir un artiste tel que lui qui s'intéresse à ton art à toi. Il était comme mon propre reflet.

On parlait de dimensions parallèles, selon toi, à quoi ressemble l'Enfer ? Un lieu volcanique où les résidents conduisent des pirogues comme Charon (le navigateur d'Hadès sur le Styx, le fleuve de l'Enfer dans la mythologie grecque) ?
Bon, comme tu le sais je pars du principe que chaque réalité est différente, donc je dirais... Dire que je ne crois en rien serait bien trop simple n'est-ce pas, donc je ne crois pas aux représentations religieuses, personne ne sait ce qu'il se passe après la mort bien évidemment. Je crois en ce que la science peut nous donner comme preuves dans un certain sens, mais je pense que l'humanité ne peut survivre sans l'idée de penser à la vie après la mort. Je n'ai pas vraiment de vision d'une vie après la mort qui soit négative. Je sais que certains croient aussi à la réincarnation. Mais si tu crois en cela, tu crois aussi que le Mal a une forme, qu'il tient une forme d'agenda de qui a été mauvais et qui doit être puni et ensuite une fois redevenu bon, il pourra vivre à nouveau. Moi je dirai que le Mal est l'immédiate absence du Bien. Le Christ te dirait que le Mal c'est juste le Mal tu vois. Donc... Je n'ai pas de réponse (rires) ! Toi quel est ton avis, as-tu ta propre vision ?

J'aime à dire que je ne crois pas aux dogmes religieux non plus. Je ne pense pas qu'il y ait d'Enfer. Du moins pas après la mort. Mais j'aime aussi l'idée d'une vie après la mort, d'une possible réincarnation. Je pense aussi qu'il n'y a pas de coïncidences, et j'ai parfois l'impression d'être une marionnette dont les ficelles sont tirées par une entité autre que moi-même. Mais pas par un Dieu ou quelque chose comme ça. Pour faire un parallèle littéraitre, je suis plutôt “Voltaire” dans l'esprit mais je ne sais pas si tu connais Voltaire, auteur français du siècle des Lumières en France ? Evidemment, je ne lui emprunte qu'une infime partie de sa pensée, impossible d'être d'accord sur le fond entier.
Oui je connais. C'est tout-à-fait intéressant ta façon de voir les choses à ton âge. On a déjà dû te le dire. Je pense que tu as compris que pour moi aussi, m'inspirer de la pensée d'un auteur est très important, même s'il est très plausible qu'ils aient tort autant qu'ils aient raison. C'est pourquoi il faut agrémenter sa pensée en lisant plusieurs auteurs philosophiques ou autres, comme nous le faisons, afin de perpétuellement se forger son propre avis puisqu'ils ont tous un avis différent sur la question, parfois même des avis fondamentalement opposés. Mais toi, vu que tu n'es aucun d'eux, tu as le droit de te reconnaître en chacun d'eux. C'est ça la clé.


Le site officiel : www.atthegates.se