Interview faite par mail par Murderworks

Salut les gens ! Puisque le premier contact avec un album est son visuel je me suis de suite posé une question : qui a réalisé la pochette de "A Spectre Is Haunting The World" ? Elle colle bien à l'album et en même temps on ne sait si elle décrit le dégoût d'un homme qui vomit en quelque sorte le monde dans lequel il vit ou si c'est l'impact de sa colère sourde qui refait surface tel un coup à l'estomac.
Fabien (chant / guitare / basse / synthé) : Salut ! Cette pochette a presqu’été improvisée : nous étions en contact avec un artiste les mois précédant la sortie de l’album, et malheureusement il nous a lâché pile à la deadline. Il a fallu qu’on trouve quelque chose hyper rapidement et c’est Maxime et Thibaut M. (le batteur et le bassiste) qui ont eu cette idée, en pleine soirée ! On a appelé directement notre ami photographe Antoine Labreuche qui a tout de suite été partant et quelques jours après, j’étais chez lui en train de vomir du lait dans son studio. C’est un heureux enchaînement d’évènements, car comme tu le dis (et merci !), elle représente totalement le contenu de l’album, autant au niveau de l’histoire et de la musique, et je trouve la photo vraiment impactante aussi dans le contexte actuel ! Je pense que c’est à chacun d’interpréter la pochette et de se l’approprier, mais je pense que tes deux idées sont très pertinentes.

D'ailleurs petite question idiote mais ce sigle qui apparaît depuis "The Atrocity Reports" c'est bien le nouveau logo du groupe ? Est-ce qu'il a une signification particulière ?
C’est effectivement le logo du groupe ! En fait, techniquement, ce sigle est là sous cette forme depuis "Glasrew Point" : pour celui-ci on en a fait le symbole en bois qu’on voit sur la pochette. En fait sur les tout premiers disques du groupe, il y avait toujours ce tripode à la War of the Worlds, qui représentait l’inconnu, le savoir interdit… Et quand on a changé de genre musical, on a tout simplement voulu styliser ce tripode en un sigle !

Ce spectre qui hante le monde qu'évoque le titre de l'album fait-il justement référence à tous ces gens dont la colère pourrait exploser un jour ou l'autre sous la pression ?
Il a plusieurs significations, et celle que tu donnes est totalement valide oui ! Car au final, c’est ça que raconte l’histoire : une personne lambda qui ne voit plus aucun horizon, se contente d’une vie sur des rails sans lumière au bout du tunnel et qui finalement retourne ses pulsions suicidaires sur ceux qui sont pour lui les vrais responsables. Et pour lui ce sont ceux qui tiennent les rênes de cette société, ceux qui gouvernent, ceux qui alimentent / dirigent le capitalisme global ; pour ce personnage, la figure qui cristallise tout ce qui ne va pas dans cette société est le président du fond monétaire international, qu’il décide d’éliminer. Le fait que ce soit un personnage vraiment dans la norme et qu’il devienne un terroriste, produit de la société dans laquelle il vit, est finalement assez puissant, car ça sous-entend que personne n’est à l’abri d’avoir ce genre de pensées. Et je pense qu’il faut vraiment réfléchir au pourquoi. De façon plus générale, le titre en lui-même est un clin d’œil à la phrase "Un Spectre hante l’Europe : celui du communisme", qu’avaient écrit Marx et Engels.

Comment est venue cette envie de passer d'un metal stoner à de l'indus bien plus froid et sale ? Une transition qui vous a fait passer d'un extrême à l'autre d'ailleurs, de la chaleur du stoner aux températures glaciales de l'indus et des musiques électroniques en général.
C’est une transition qui s’est vraiment faite très naturellement : au départ, on voulait faire du stoner, et c’est ce qu’on a fait. C’était une envie très impulsive je pense, et comme tout ce genre d’envie, ça finit par passer… Et c’est ce qui s’est produit ! Etant à la composition, j’ai juste ressenti le besoin de revenir vers mon ADN musical, on en a beaucoup parlé et la direction qu’on prenait enthousiasmait tout le monde donc on s’est fait confiance.



Qui a produit l'album ? Le son est parfaitement adapté aux ambiances de l'album et se montre aussi froid que puissant. C'est assez drôle d'ailleurs d'entendre que, vous qui utilisez des sonorités indus et chez qui on attend quelque chose de froid, êtes dotés d'un son plus organique que la plupart des grosses productions metal qui sonnent souvent froides ou carrément synthétiques !
Merci beaucoup ! Les batteries ont été enregistrées par Pierre Schaffner aux Studios de la Forge, j’ai enregistré moi-même le reste des instruments et les chants, mixé le tout et c’est James Plotkin qui a fait le mastering. Ça me fait super plaisir que tu parles de ce côté organique, car c’était exactement ce que je voulais : avoir quelque chose de vraiment hybride entre des instruments très humains (peu de recalages, pas de triggers sur la batterie, pour garder le côté vrai des prises) et l’omniprésence de la technologie. Car il y a un paquet de samples, sound-designs sur ce disque ! Personnellement, ce qui me fait vibrer dans un disque, c’est sentir que je pourrais être dans la pièce où les musiciens jouent, entendre certaines imperfections qui rendent le truc totalement unique. Sur cet album j’avais vraiment envie de me diriger vers cette esthétique, et finalement ça montre aussi qu’il est totalement possible de faire quelque chose de très moderne tout en gardant une humanité dont on a absolument besoin.

D'ailleurs contrairement à certains groupes de cette scène, vous n'utilisez finalement que peu d'éléments électroniques. Les ambiances froides et le côté industriel viennent plus de la rythmique martiale et de votre utilisation du son que de samples, un peu comme Godflesh le faisait à ses débuts. Ce sont vos goûts musicaux qui vous ont dirigés naturellement vers cette façon de faire ou vous avez travaillé ça pour garder une musique reproductible en live sans abuser d'artifices ?
Comme je disais juste avant, le disque est rempli d’éléments électroniques, mais je pense qu’ils se fondent, ils complètent le reste. Ce genre de détails qui t’apparait au fur et à mesure des écoutes. Mais tu as quand même totalement raison : c’est surtout l’utilisation des rythmes, de la répétition qui évoquent l’industriel ! Godflesh est une influence plus qu’évidente, un de mes groupes préférés (du coup, merci beaucoup !). Le live est super important pour nous, car c’est absolument différent d’un album : c’est imprévisible, urgent, intense, c’est le groupe ET le public. On adore toute la scène punk-hardcore, le DIY, qui est un peu le précédent du mouvement industriel, et les piliers de ce mouvement ont toujours été le fait que tout le monde a le droit de créer, innover, d’essayer, de provoquer. C’est un mouvement profondément proche de l’humain pour moi, et il fallait qu’on sente tout ça dans notre musique. Donc pour répondre à ta question, je pense que c’est un mélange des deux !

Avant de nous livrer "A Spectre Is Haunting The World", vous avez sorti deux albums de remixes de "The Atrocity Reports". C'est l'occasion qui a fait le larron ou c'était une façon d'étendre encore l'univers de l'album et son propos ?
C’est quelque chose dont on avait envie depuis un certain temps, et le caractère plus frontal de "The Atrocity Reports" se prête bien à ce genre d’exercice ! Voir ses morceaux complétement disséqués et recréés par d’autres personnes dans des directions que tu n’aurais jamais imaginées, c’est franchement fun et grisant. On donne les morceaux en pièce détachés à des gens dont on aime le travail, ils en font ce qu’ils veulent sans aucune limitation et ça te fait même re-découvrir certaines choses dans les compositions que tu n’avais pas remarqué ou exploité… C’est ça qui est génial !

Sachant que "Glasrew Point" était un double album et qu'un roman avait été créé à partir de son histoire je ne pense pas me tromper en disant que vos compositions ne se nourrissent pas seulement de musique justement et que le cinéma, la littérature et peut-être encore d'autres choses vous inspirent ?
Assez simplement, c’est la vie qui inspire les compositions. Ça peut paraître un peu bête dit comme ça, mais ce n’est pas rare qu’en me baladant en ville j’entende par hasard un rythme, un son qui me donne des idées ! Dans WHEELFALL, on aime énormément marier plusieurs types d’Art et de supports, pour étendre l’univers justement, et c’est un peu comme un échange d’influences, une conversation finalement. Avec "A Spectre…" on a voulu faire une sorte de fanzine dans lequel 8 artistes visuels qui ne se connaissent pas ont eu carte blanche pour illustrer chacun un morceau. Et là encore une fois, parfois on a redécouvert certaines choses sous un autre angle, hormis le fait qu’ils aient accompli tous un travail de dingue ! Dans WHEELFALL, la philosophie joue toujours un très grand rôle, c’est de là que je tiens la majeure partie des idées, pour les concepts évidemment, mais aussi musicalement : j’essaie de faire une image sonore d’un concept par exemple. Le cinéma étant un art très complet mêlant l’image, le son, la narration (comme l’opéra), je pense qu’il est difficile de ne pas s’en inspirer… Il y a toujours des milliers d’idées qui foisonnent !

Quand on écoute vos albums, on entend plusieurs styles s'entrechoquer et on sent que votre musique est évocatrice et dotée d'une certaine profondeur. En même temps il y a suffisamment de mélodies pour garder une trame de fond relativement "accrocheuse" ( entre guillemets parce que je doute que l'on soit nombreux à siffler vos morceaux sous la douche). Du coup, je me demandais comment vous composiez, est-ce qu'il y a un noyau dur qui compose quasiment tout ? Est-ce que c'est plus collégial ?
(rires) J’espère franchement qu’il existe certaines personnes qui sifflent nos morceaux sous la douche, ce serait incroyable ! En termes de composition, je m’occupe actuellement de tout : en gros je compose et enregistre des maquettes, puis je les envoie aux autres et c’est là que commence le travail ensemble. On trie, on coupe, on jette, on recolle dans ce que j’ai fait pour ne garder que ce qui est pertinent. C’est très important pour moi d’avoir ce fonctionnement, car ce travail de groupe permet vraiment d’aller au fond des choses et faire ressortir les intentions premières, que je ne vois pas forcément n’ayant pas vraiment de recul sur ce que je fais.



Pour continuer là-dessus, est-ce que le concept vient avant la musique ? Parce que sur ce nouvel album la colère sourde du personnage principal se retrouve clairement dans les morceaux. On sent que les riffs rampants et les passages lourds installent une ambiance pernicieuse et que ce calme apparent vole en éclats à l'apparition des blasts et des passages les plus violents. On sent l'équilibre mental et la psyché qui s'effondrent sous la pression et qui amènent une perte de contrôle.
Pour cet album ç’a été un peu particulier de ce côté-là. J’avais largement commencé les compositions avant de trouver le concept, mais après l’avoir trouvé il a complétement transfiguré les compositions ! Le processus de composition a été très étalé dans le temps pour celui-ci. Par exemple, on avait enregistré les batteries en Septembre 2019, je crois que j’ai eu l’idée du concept fin 2019 et j’ai véritablement fini les compositions pendant le mixage de l’album en Mai 2020. Finalement ça s’est un peu passé comme avec la technique du cut-up ! Il y avait un squelette, on l’a réarrangé un peu, puis à chaque fois on y a greffé quelque chose de nouveau à chaque étape créative. L’album n’a été vraiment fini (niveau compositions) que lorsque je l’ai envoyé à James Plotkin pour le mastering !

Je suppose que comme beaucoup vous êtes heureux du retour du vinyle, surtout que dans les scènes stoner ou electro / indus c'est un format qui n'avait jamais vraiment disparu ?
Complétement ! On adore l’objet en lui-même et même ses spécificités au niveau du son. Encore une fois, il y a quelque chose de très humain dans le vinyle qu’il est impossible de nier. Et en plus il y a ce rapport avec image / son avec ce grand artwork que tu peux vraiment scruter, toucher. Ce n’est plus seulement un agencement de sons, c’est un moment de vie que tu as entre les mains ! J’imagine que c’est aussi pour ça qu’il n’a jamais vraiment disparu.

D'ailleurs y-a t'il d'autres projets que vous aimeriez mettre en place via d'autres médias, parce que mine de rien vous en avez déjà couvert plusieurs entre les différentes vidéos, le roman pour "Glasrew Point" et l'album concept ?
Ho oui, il y en a (rires) ! Il y en a même certaines qu’on n’a pu mettre en œuvre à cause de la situation actuelle, mais on aimerait beaucoup travailler à l’avenir avec des artistes d’art monumental contemporain par exemple, et imaginer des lieux dans lesquels la musique prend un autre aspect, plus physique. Des installations sonores qui rencontrent le travail d’autres artistes… L’horizon des possibles est vraiment énorme, le tout c’est de trouver le bon angle d’attaque (rires) !

Comment vivez vous cette période étrange et frustrante sans concerts ou tournées ? Est-ce que vous vous en servez pour nourrir votre créativité, penser peut-être plus à de futurs projets ?
Dans mon for intérieur, je souhaite évidemment que cette période puisse provoquer un vrai élan créatif parmi tous les artistes, car on a vraiment l’impression que les institutions veulent étouffer la culture alternative. C’était déjà le cas avant, là c’est bien pire. Les lieux indépendants ferment les uns après les autres, et il est difficile de monter des initiatives artistiques dans un contexte où le rapport à l’autre est quasi verrouillé. Et très honnêtement, je trouve ça absolument insupportable et révoltant : je paraphrase Montaigne là-dessus, mais la culture permet de penser mieux. Et celle qui fait penser mieux, c’est celle qui apporte des alternatives, qui bouscule, qui choque, qui a un discours, et c’est malheureusement tout ça qui se retrouve actuellement en train de crever. Alors oui, il va falloir qu’on se rassemble, qu’on s’entraide et qu’on se bouge le cul pour cette culture, parce que c’est absolument vital.

Merci d'avoir pris le temps de répondre à ces quelques questions, si vous voulez ajouter quelque chose vous avez carte blanche.
Un très grand merci à toi pour cette discussion, c’était vraiment un plaisir d’échanger avec toi !


Le site officiel : www.wheelfall.com