Interview faite par Aurélie P. Lawless à Paris.

"Hand. Cannot. Erase." retrace la vie (ou une partie) de Joyce Vincent, une histoire singulière qui a marqué Steven Wilson (chanteur de Porcupine Tree), lorsque ce dernier en eu vent. Basé sur des éléments concrets arrivés à cette femme, un blog (tenu par la plume de vous-savez-qui) vient même compléter la formule, laissant présager que rien n'est laissé au hasard (handcannoterase.com). Ici, c'est cependant nous qui avons de quoi être impressionnés par notre rendez-vous avec Steven. L'homme et son travail sont toujours très poétiques, soignés : d'une finesse admirable. Le nouvel album faisant foi, tant en termes de compositions, que pour l'aspect visuel. Retour sur un entretien avec un artiste intelligent, drôle et abordable sous fond de critique sociétale contemporaine.

Ce nouvel artwork semble combiner différents "mouvements artistiques", comme un mix entre peinture et image. Faire collaborer plusieurs types de créations est quelque chose qui te tient à cœur ?

Steven Wilson (chant / instruments) : J'adore ce qui touche au multimédia. J'aime m'inspirer de films, d'histoires, de manière générale, pour l'aspect visuel. Dans le cas précis de cet album, l'élément important dans l'histoire de cette fille que j'ai choisi de mettre en lumière, c'est qu'elle-même était peintre. Mais, à l'inverse, elle était aussi extrêmement tentée par l'idée de disparaître, de manière très littérale, juste disparaître, en plein milieu de la ville. Comme si elle nous disait "efface-toi de ce monde si tu le souhaites". Elle faisait ça de manière très symbolique, en prenant des photos d'elle-même et en peignant par-dessus. Je trouve ça très poétique, très métaphorique.

Je trouve ce côté poétique très saisissant également entre la photo qui est en noir et blanc, et la peinture qui détonne totalement car très haute en couleurs. Qu'en penses-tu ?
Absolument, le contraste entre les explosions de peinture de couleur vive et cette prédominante monochrome est tout-à-fait remarquable, c'est aussi mon point de vue !

Pourquoi avoir concentré tous tes efforts sur l'histoire de cette femme et pas celle de n'importe qui d'autre ?
Je ne veux pas paraître prétentieux en répondant que "c'est l'histoire qui m'a choisi" (rires) mais je pense qu'on peut l'envisager sous cet angle : je n'avais aucune intention particulière d'écrire tout un album autour de l'histoire d'une jeune femme vivant dans une ville... Mais j'ai vu un documentaire justement, à propos d'une femme morte dans son appartement au nord de Londres, dont le corps n'a été découvert que deux ans plus tard. Et ce qui est extraordinaire avec cette histoire, hormis le fait que ce soit une véritable et horrible tragédie (ce qui la rend d'autant plus poétique même), c'est que... Ce n'était pas une femme solitaire, absolument pas. Elle avait de la famille, des proches, des amis, elle était aussi jeune, séduisante, populaire. Pourtant elle est morte dans son appartement sans que personne ne s'en soucie réellement, sans qu'elle ne manque à personne, et ce, pendant deux ans. Personne n'a pensé à poser de questions ! Ca, pour moi, c'est une histoire totalement incroyable. Tu sais parfois, tu vois ou lis quelque chose qui peut te hanter pendant des jours ou des semaines et tu ne peux pas te sortir ça de la tête... Eh bien, c'est précisément ce que j'ai ressenti ! Donc je devais commencer à écrire mon album, et n'ayant pas de sujet de prévu sous le coude, je me suis dit "Eurêka ! J'ai mon sujet maintenant". Puis, honnêtement, quel meilleur moyen pour disparaître que de vivre en plein milieu d'une immense ville ? Si tu veux vraiment être invisible, c'est assurément ce que tu peux faire de mieux. A mon avis, c'est très relevant des problèmes de notre siècle, de la vie que l'on mène désormais, entouré par la technologie : smartphones, TV, Internet... C'est tellement facile de se retirer dans sa chambre ou une autre pièce et de se dire "je n'ai aucune raison d'aller voir dehors ce qu'il s'y passe, donc pourquoi irais-je ? Je peux communiquer avec le monde entier depuis ma chambre avec mon téléphone ou mon ordinateur". C'est un phénomène très croissant de nos jours, les gens qui pensent de cette façon contribuent à rendre le monde encore plus fou qu'il ne l'est, plus oppressant aussi. Est-ce réellement bon ? Est-ce que les Hommes sont sensés agir comme tel ? Je ne crois pas. Je crois plutôt que nous sommes faits "d’intéractions" : se voir, se toucher, expérimenter des choses ensemble. Mais il y a toute cette génération qui pense désormais qu'avoir une intéraction avec quelqu'un d'autre relève d'un contact Internet.



C'est vrai que c'est un paradoxe. En même temps nous avons des moyens de communication beaucoup plus élaborés, et pourtant on se perd encore plus de vue qu'auparavant...
En effet, avec tous les réseaux sociaux qui existent désormais. Mais je trouve ça fondamentalement anti-social, tu n'es pas d'accord ? Je crois que maintenant on peut clairement dire que quand on parle à quelqu'un sur Facebook, on ne peut pas être sûr que la personne à qui on s'adresse est vraiment celle qu'elle prétend être... C'est vraiment un aspect très sinistre. Dans la même veine, il y a aussi ceux qui se créent une image pour refléter ce qu'ils aimeraient voir dans leur miroir tous les jours. Je pense ainsi qu'il y a toute une génération, une jeune, de surcroît, qui confond "communication" et "poster des choses sur Facebook ou Tweeter, jouer à des jeux vidéo". Et donc cet album est aussi à ce sujet-là ! La façon que nous avons d'être en permanence connectés au monde mais... Sans l'être VRAIMENT. Mon personnage mis en scène dans cette histoire est bien évidemment mêlé à mes propres sentiments, il se veut être mon porte-parole... Je me dévoile un peu, par son prisme, ce qui est assez normal au final... Je vois beaucoup de choses en ce personnage qui me correspondent parfaitement. Tout le monde peut comprendre le fait que parfois, je sois là, à me dire "Pourquoi je devrais aller à cette fête ? Je pourrais aller à ce show, où dans ce bar... Mais je pourrais tout aussi bien juste rester assis ici, à checker mes mails !". Tout le monde a déjà eu ce sentiment, j'en suis persuadé ! (rires) C'est tellement facile de tomber là-dedans, on a tous une très gosse part de passivité en nous ! Je pense qu'il faut parvenir à se motiver un peu mais pour ça il faut forcément se contraindre, se dire "va à cette fête, va voir tes potes, soit sociable", sauf que des fois je suis comme tout le monde et je n'ai pas envie sans trop savoir pourquoi ! Du coup je suis là "raaaah non.. Il faut que je prétende être une rock star pendant deux heures, c'est HORRIBLE !!" (rires). Enfin bref ! Je ne veux pas avoir l'air de prêcher une idée plus qu'une autre ou de dire à quelqu'un ce qu'il est supposé faire, dire ou penser mais... C'est juste le monde tel que je le vois. Peux-tu le reconnaître aussi ? Te reconnais-tu toi-même dedans ? Penses-tu que c'est bien ? Ou mal ? C'est ce genre de questions que je veux soulever avec cet album. J'ai même une autre anecdote : l'autre jour je discutais avec un ami et il me disait que lorsqu'il voulait regarder un film avec ses enfants, la première question qu'ils posent n'est pas "quel film ?" mais "combien de temps il dure ?" ! Tu sais, comme si ça les fatiguait d'avance !

Quel est ton type de... (il me coupe)
Couleurs ? Chaussettes ? (rires)

(rires) Pourquoi pas ! Mais à la base je pensais plutôt à quel est ton type de littérature favori ? (rires)
Ah ! Hum.... Je n'aime pas tout ce qui est... "convenu" je dirais. Je m'explique, je n'aime pas voir un film, lire un livre, ou autre chose, en sachant d'ores et déjà la forme que cela va avoir. Donc je n'aime pas tout ce qui est placé sous l'étiquette "Hollywood" de ce fait. En ce sens, j'aime donc la littérature à-même de me surprendre... J'adore tout ce qui est autobiographique aussi, biographies de musiciens. Quand j'étais gosse je lisais beaucoup Kafka, c'est assez surréaliste, un peu absurde également. Il n'essayait pas de faire du "Réel" mais du "Surréalisme".

On ressent cette influence sur le blog éponyme "Hand. Cannot. Erase" à plusieurs reprises d'ailleurs...
Oui absolument, c'est très "kafkaïen", très "David Lynch" aussi. J'apprécie ce qui touche à la "science des rêves" par ailleurs, cette forme de "logique", ou pas, qui se trouve dans tes rêves et qui font intéragir des choses ensemble alors qu'elles n'auraient peut-être jamais pu en réalité. C'est dans cette optique de "logique des rêves" que pour moi, des auteurs comme Kafka parviennent à capter mon attention. On ne parvient plus vraiment à distinguer les frontières entre rêve et réalité tu vois... Je pense que les rêves nous en disent beaucoup sur la réalité. C'est poétique hein ? Mais parfois j'ai l'impression que dans la "logique de nos rêves", nous en apprenons plus sur qui nous sommes, par quoi nous sommes obsédés ou préoccupés. Il y a un truc super intéressant à faire : tenir un journal dans lequel tu racontes ce dont tu as rêvé. J'ai fait ça quelques fois dans ma vie. Je rêvais de quelque chose et je l'écrivais immédiatement ensuite.



Pour cela j'imagine qu'il faut cependant être capable de déceler les symboles, non ?
Oui tout-à-fait, et je pense que ces symboles-là dépendent des personnes en plus. Ce qui est peut être un symbole positif pour quelqu'un peut être son parfait opposé pour quelqu'un d'autre ! C'est tout bonnement un sujet fascinant dont on pourrait parler toute la journée... Mais oui bref, le résumé se tient en une ligne : j'aime les livres, les films, les albums, comportant une "logique des rêves" !

J'ai cru comprendre en me documentant un tant soit peu que tu étais en fervent défenseur du format "album/CD". Le petit détail intéressant, c'est que même nous, en tant qu'interviewers, nous n'avons pas l'album dans les mains la plupart du temps. Au mieux on nous donne un lien où nous pouvons télécharger l'album, au pire, ce n'est que du streaming. Quel effet cela te fait de savoir ça ?
C'est laid. C'est dans le monde dans lequel on vit maintenant je crois bien. Le bon côté d'internet, c'est que tu peux créer n'importe quelle page Facebook officielle, et poster tout ce que tu veux dessus instantanément, les informations circulent beaucoup plus librement et de manière plus fluide. J'aime beaucoup cette idée. Mais la contrepartie très désagréable c'est qu'avec l'avénement des téléchargements en tous genres, ça te flingue l'industrie... Et c'est stupide car par exemple, pour mes albums, le concept est très lié au visuel, j'y mets un point d'honneur. Je pense très sincèrement qu'on devrait vous donner les albums complets. Même si je comprends très bien que les maisons de disques le fassent de moins en moins au vu des risques de fuite et autres. Je sais que désormais ils ont des méthodes pour savoir si le lien d'écoute a été partagé ou pas, de manière presque indétectable. Le problème étant que même cette "méthode" n'est pas du tout infaillible, je suis absolument certain qu'on peut détourner l'affaire de toute façon. Je n'ai pas l'impression qu'il y ait de solution miracle à ce souci malheureusement... Ce serait plus compliqué de faire pareil avec un vinyle par exemple ! (rires)

Est-ce qu'il y a encore quelque chose que l'on pourrait te souhaiter que tu n'as pas déjà effectué ?
Oh, oui il y a toujours eu quelque chose auquel j'adorerais participer : l'écriture de musiques pour un film. La plupart du temps, je pense immédiatement à ce que pourrait donner mes chansons dans un contexte cinématographique et "Hand. Cannot. Erase." ne fait pas exception à la règle ! Le problème c'est que, la plupart des réalisateurs pour lesquels j'aimerai m'investir sont déjà établis dans le milieu et ont déjà leur compositeur attitré ! Donc il faudrait vraiment que je me renseigne sur les petits nouveaux prometteurs. Voilà ce que tu peux me souhaiter !


Le site officiel : stevenwilsonhq.com