Interview faite par mail par Murderworks

Salut les sociétaires ! Une petite question évidente pour commencer mais quelle est donc cette société ? Deathcode Society ça fait très société secrète ou groupe d'influence souterrain, tout comme les masques vénitiens que vous portez sur scène. C'était ça l'idée derrière ce nom ?
Arnhwald (chant) : Salut ! C'est une excellente question, elle est d'autant plus que le choix de ce nom pour notre groupe ne me semble pas toujours la chose la plus pertinente que nous ayons faite. Un proche me faisait remarquer pourtant que ce nom résume de façon assez adéquate l'identité de notre projet : une musique lugubre et sophistiquée, qui nécessite de la part de nos auditeurs une immersion totale, qui demande donc une forme d'"initiation" et n'est pas livrée sur un plateau pour le tout-venant. Les masques et les costumes viennent à l'appui : nous avons choisi d'apparaître comme dépersonnalisés, afin que soient nettement séparés le contexte mondain dans lequel nous évoluons en tant que personne, et l'univers esthétique où se déploie notre musique, qui n'est pas vraiment de ce monde et oblige les musiciens du projet comme leurs auditeurs à une forme de renoncement.

"Unlightenment" sort huit ans après "Eschatonizer", de quand datent les morceaux et quand avez-vous commencé à travailler sur "Unlightenment" ?
Huit années, cela peut sembler très long, mais en réalité ce n'est pas le temps pris par la composition de cet album. À titre personnel, entre notre premier disque et celui-ci, j'ai été impliqué dans deux projets, Glaciation et Ecclesia, qui ont requis toute mon attention puisqu'en plus d'y officier en tant que musicien, j'ai travaillé à la composition et à la production. Nous avons commencé à envisager un successeur à "Eschatonizer" en 2016 - 2017, mais le processus a connu plusieurs interruptions ; on peut pas vraiment parler d'un travail linéaire. L'écriture proprement dite de l'album a été finie en 2021, la production s'est ensuite échelonnée entre 2022 et 2023. Néanmoins, il est vrai que ce disque n'a pas été facile à écrire, et que chaque morceau a nécessité beaucoup plus de temps que ce qui serait nécessaire à l'élaboration de titres moins ambitieux. La particularité de nos chansons, c'est que tant que l'album n'est pas réellement terminé et livré au label, elles ne sont pas finies. Cela rend la tâche extrêmement difficile et presque désespérante : on n’en voit jamais le bout.

D'ailleurs avec toutes ces couches de son, ces orchestrations et le fait que les morceaux sont dynamiques et ne se contentent pas de tourner autour de trois riffs, comment se passe la composition ? Est-ce que vous avez un noyau de compositeurs ou cela se fait de manière collégiale ? Sans être trop complexe vous produisez quand même une musique assez touffue, ça doit demander pas mal de boulot d'assembler toutes les idées pour en faire un tout cohérent.
"Eschatonizer" était vraiment mon œuvre, et même si tous les musiciens du groupe ont pu suggérer des idées, j’ai presque composé chaque note de ce disque, et écrit chaque mot. "Unlightenment" fut un processus beaucoup plus ouvert, le fruit d’un travail plus collégial : notre nouveau guitariste, Michael, a participé à l’élaboration de trois chansons avec moi, un morceau a bénéficié de l’apport de son prédécesseur Franz hélas décédé en 2018 – une façon pour nous de rendre hommage une dernière fois à son talent – Niklaas a écrit des parties de basse complètement possédées et Grégoire, notre batteur, a été encouragé à beaucoup improviser en studio. Je pense que cela confère au disque une identité plus forte, et un vrai "feeling", d’autant que tous les instruments ont été enregistrés avec de vrais micros et de vrais amplis – aucune émulation numérique – et que nous avons tout fait pour limiter l’usage des "samples" de batterie au moment du mixage.
Sinon, nous procédons toujours la même manière : j'ai une sorte de dossier dans lequel je place des idées musicales souvent assez sommaire, de petites cellules génératrices, qui peuvent être des embryons de riffs, ou même de simple suite d'accords, des mélodies fredonnées. Chaque membre du groupe peut également m'envoyer des idées : je conserve tout, et lorsque l'idée me prend, je commence à travailler sur un morceau en piochant dans ce répertoire ce m'inspire. C'est ensuite un très long processus : j'écris, consciencieusement, les guitares. Notre musique est décrite comme symphonique parce que nous utilisons des instruments d'orchestre comme ornements, mais la colonne vertébrale est constituée par la guitare, sur laquelle tous les autres éléments viennent s'articuler. Lorsque les deux guitares sont écrites on peut dire que la partie la plus difficile est terminé. Ensuite nous ajoutons la batterie, la basse, qui est très écrite et ne se contente pas de souligner les fondamentales, le chant, les arrangements (orchestre et synthés). Pour ce qui est du contenu proprement dit de chaque morceau, je pense que la chanson dicte sa loi et semble grandir comme une sorte de plante, selon sa logique propre et sans trop me demander mon avis – en général je rencontre beaucoup de "problèmes de composition" lorsque j’écris, qui se résolvent presque d’eux-mêmes lorsque j’arrête de "vouloir" : la chanson me souffle les bonnes pistes. Il faut savoir faire le silence en soi et écouter ce qui murmure dans l’éther.



On trouve un jeu de mots dans le titre de l'album avec "Enlightenment" qui devient "Unlightenment", le contraire de l'illumination. Il est illustré de plusieurs façons d'ailleurs puisque la pochette prend les fonds marins en exemple, on a des allusions à la psyché humaine, le titre du premier morceau est "Scolopendra" et les scolopendres sont aveuglés et effrayés par la lumière etc... Le thème de l'album tournerait donc autour des profondeurs en général ?
Oui, tout à fait ! Le fil conducteur de l'album est l’obscurité, et ce qui en surgit.

Si vous aviez fait appel au talentueux Paolo Girardi pour la pochette de "Eschatonizer", c'est cette fois le non moins talentueux Kjell Åge Meland qui a réalisé celle de "Unlightenment". Est-ce que vous lui avez détaillé les thèmes de l'album justement ou vous lui avez donné une idée générale en le laissant travailler là-dessus ?
Nous avons pris le temps d'en discuter : Kjell est un artiste génial et quelqu'un avec qui il est extrêmement facile de travailler. Nous avions l'idée d'un paysage abyssal, mais Kjell était gêné par le fait qu’à cette profondeur il n'existe aucune lumière, or tout peintre sérieux vous dira que son travail consiste à la saisir. C'est à ce moment-là qu'est apparue l'idée du poisson-lanterne : dans la zone aphotique, la lumière est un piège. C'est ce concept qui a permis de libérer la créativité de l'artiste.

On remarque aussi que l'on retrouve une identité visuelle particulière sur les artworks : le cadre autour de la pochette, le logo centré au même endroit etc.... Un peu comme le faisaient dans un autre genre des groupes comme Coroner ou Type O Negative dont les pochettes étaient toujours agencées de la même façon. Je suppose que ce n'est pas un hasard et que cela découle d'une volonté de marquer encore un peu plus la dimension visuelle du groupe ?
Tu es la première personne à l'avoir remarqué et tu as raison : nous envisageons notre discographie comme une œuvre globale, et il nous semble important de conserver l'identité visuelle forte qui lui permette d'exister en tant qu'unité.

Est-ce que l'album a été enregistré avec la même équipe et dans le même studio que pour "Eschatonizer" ? Le son est gros, puissant mais aussi très clair et vu le nombre d'informations et de couches de son ce n'était pas gagné d'avance ! Mixer tout ça a dû être un cauchemar, non ?
L'équipe est globalement la même mais nous n'avons pas procédé exactement de la même manière. Sur le premier album je m'étais occupé de tous les enregistrements à l'exception de la batterie. Le mixage avait été confié à l'ingénieur du son américain Dave Otero, qui est excellent et nous avait gratifié du son clair, moderne, puissant qui est sa marque de fabrique. C'était une extraordinaire chance que de pouvoir bénéficier de l'expertise de ce grand professionnel dès notre premier album.
Des contraintes budgétaires nous ont pas permis de renouveler l'expérience, toutefois nous n'avons pas pour habitude de transiger sur la qualité, et nous sommes simplement organisés un petit peu différemment. Produire des groupes est aussi mon métier ; je me suis donc occupé d'enregistrer méticuleusement les musiciens du groupe, et de mixer l'album, ce qui a représenté, comme ta question le suggère, un immense défi puisque l’ensemble est extrêmement complexe, et aussi chargée que brutale et rapide. Pour éviter de perdre de la lucidité au moment de vernir l'ensemble, nous avons confié le mastering à Frédéric Gervais. Pour l’orchestration nous avons également fait appel à Victor Malcey, compositeur qui connaît parfaitement la matière orchestrale et m’a aidé à corriger quelques coquilles, mais surtout à mettre en son les arrangements "dans les règles de l’art". Le résultat parle pour lui même.
La pression était importante parce que notre premier disque avait bénéficié d'une production remarquable, et qu'il fallait faire aussi bien sinon mieux. Nous souhaitions également que le son, cette fois-ci ressemble davantage à nos prestations live ; nous avons cherché quelque chose de moins clinique, de plus agressif également, et je crois que c'est réussi. Trouver un compromis entre clarté et ténèbres, à l'image du concept directeur de l'album.

Qui a réalisé le clip de "Scolopendra" ? Il est plutôt réussi et dans le metal ce n'est pas si fréquent ! On a souvent droit aux membres du groupe qui jouent dans un hangar ou à un rendu ridicule. Là c'est très travaillé au niveau des éclairages, de la lumière, des couleurs utilisées, de la symbolique etc.
Nous avons fait appel à l'équipe qui avait travaillé pour les clips de nos camarades de Benighted. De façon générale je déteste les clips, en particulier les clips de metal pour les raisons mêmes que tu évoques. Nous avons beaucoup travaillé sur la narration, en rapport non seulement avec les paroles de la chanson, mais aussi de l’ensemble des thèmes que nous abordons dans le disque, nous avons eu la chance de pouvoir utiliser un lieu qui correspondait très exactement à l'intention esthétique (un vieux cinéma de centre-ville désaffecté et voué à la destruction, que notre tournage a honoré une dernière fois dans sa fonction originelle), et de travailler avec des professionnels passionnés est outrageusement compétents. Ce fut pour nous une expérience extraordinaire et une véritable réussite : nous aimons le résultat, je pense qu'il est fidèle, voire supérieur à nos objectifs initiaux. Mieux encore, je pense que ce clip nous a permis d’asseoir notre identité visuelle et d’aller plus loin que ce que proposent la plupart des groupes de BM "à capuches", et de rompre avec les poncifs "ritualistiques", qui ne sont pas précisément notre tasse de thé, auxquels ont pourrait assez facilement nous associer. DCS n’est pas un groupe de black metal comme les autres, nous traçons notre propre chemin, à partir de nos propres références, en direction de nos propres objectifs.



Tant que l'on est dans l'imagerie et vu les ambiances que développe votre musique, je suppose que l'idée de développer votre univers avec d'autres médias ne vous déplairait pas non plus ? Même si là encore c'est surtout une question de moyens.
Idéalement, et si les moyens infinis nous étaient alloués, je rêverais d'une sorte de concert très immersif, avec un public peu nombreux, des gens triés sur le volet, et qui présenterait un spectacle total dans lequel interviendraient bien sûr les musiciens du groupe, mais aussi un orchestre, un chœur, différents tableaux visuels constitués d’ombres chinoises, de marionnettes bizarres, de freaks, d’éléments de décors surréalistes, le lieu de diffusion devenant partie intégrante de la scène. L'idéal serait de pouvoir donner aux spectateurs le sentiment d'avoir quitté le monde ordinaire est d'avoir franchi une porte vers l'"Autre Côté". Mais le coût de l’aventure serait évidemment tellement exorbitant que la chose restera à coup sûr un rêve.

On entend que certains passages sont chantés en français, là où la plupart le sont en anglais. Comment choisissez-vous la langue que vous allez utiliser ? C'est le fait d'exprimer plus simplement certaines idées dans sa langue natale ? Ou peut-être que des notions de musicalité des mots ou de métrique entrent aussi en compte ? La question se pose puisque apparemment deux des textes sont des adaptations de poèmes de Andrew Joron et René Daumal.
Ce sont davantage que des passages : deux chansons sont intégralement chantées en français: "La Nuée" et "À La Néante", cette dernière étend l'adaptation d'un poème de René Daumal, poète de l'entre-deux-guerres. Dans notre premier album nous avons utilisé le français pour une seule chanson, et en composition avec anglais. Initialement j'avais le projet pour ce disque de chanter une chanson en allemand, mais cela ne s'est pas fait. En ce qui concerne le choix de la langue, rien n'est réellement calculé : nous laissons l'intuition décider. En ce qui concerne les textes de Joron et Daumal, ce sont surtout des rencontres esthétiques : les avoir lus m’a donné le désir de ls mettre en musique. Rien de plus, et encore une fois, rien de très calculé. Ces œuvres ont été placées sur ma route, et je me suis dit qu’elles seraient à leur place chez nous.

Est-ce que l'on va pouvoir entendre ça en live prochainement ? Une tournée de prévue malgré l'agenda des salles qui ont toutes l'air d'être surbookées ?
Je ne te cache pas qu'il semble difficile aujourd'hui pour un groupe notre modeste stature de trouver des opportunités pour jouer live. C'est d'autant plus vrai que notre musique a la réputation d'être difficile – nous vivons une époque paradoxale où le metal extrême se résume à une suite de formules semble-t-il constitutives de la "brutalité", mais où la majorité des auditeurs paraît rapidement placée dans l’inconfort par des propositions qui, sans être avant-gardistes, sont plus audacieuses ou incongrues que celles dont il a l'habitude. Pour autant nous travaillons dans la perspective d'apparition live, et sans doute d'une tournée qui aura lieu dans la seconde moitié de l'année. Notre album ne déchaîne pas les foules – nous savons pertinemment que notre musique est vouée à rester underground – mais il a su toucher des gens avec qui nous aimerions partager l’expérience d’un concert.

Je me doute que la question revient souvent et que c'est principalement une question de moyens financiers et d'organisation, mais avez vous déjà discuté ou trouvé des contacts pour porter ça sur scène avec de vraies orchestrations un jour ?
C'est effectivement uniquement et simplement une question de moyens, et dans la mesure où nous ne disposons pas de suffisamment de fonds ni n'avons trouvé de mécène multimillionnaire, il nous sera sans doute impossible encore longtemps de monter le spectacle dont nous rêvons. Par ailleurs, personne ne nous a contactés pour ce faire. Il est bon de garder quelques rêves, qui sait ?

Merci d'avoir pris le temps de répondre à ces quelques questions, le traditionnel mot de la fin est pour vous !
Merci de nous avoir donné l'opportunité de nous exprimer au sujet de notre dernier album et de notre musique. Nous espérons que cette interview donnera ceux qui la lisent le désir de… s’y plonger !


Le site officiel : www.facebook.com/deathcodesociety