Interview faite par mail par Boris

Avec la sortie de son premier album "The Way To Destroy And Create Things..." signé chez Paradigms Recordings, Aksu attire forcement la curiosité. Basé sur l’improvisation, flirtant avec la noise, le black metal, le drone, le duo français ne s'embarrasse d'aucun académisme pour parvenir à une forme d'Art total radical. Alors : musiciens ? Artistes contemporains ? Le duo préfère se décrire comme des "ingénieurs culturels" engagés. Un entretien passionnant avec Guillaume (guitare / trompette) sur la démarche de son groupe, la musique et la création comme "unique clé de toute intelligence sur cette planète".

Salut Guillaume, tout d'abord peux-tu nous présenter votre groupe Aksu ? Quel nom étrange... une signification particulière ?

Guillaume : Hell’o, AKSU est un duo de musique amplifiée usant des techniques d’improvisation libre. Pierre est batteur / percussionniste et moi-même guitariste / trompettiste. Nous sommes tous deux cousins originaires de la Camargue, dans le sud de la France. Le nom a plusieurs significations. Cherchez et prenez celle qui vous convient.

En tant que musiciens, avez-vous toujours eu ce penchant pour l'expérimentation ? Faisiez-vous partie de formations plus "académiques" avant de former Aksu ?
Toujours. Pierre fait également partie de Coubiac, un putain de groupe noise / grunge et moi-même de Siamese Queens (noise rock) mais aussi Vorax Virosus (cosmic grind) et Jenny Torse (cold western), sans compter mes conneries en solo (Fucking Fixie, Sir A&W, Lou Repaus, et des perfs par ci par là). Tout cela s’est toujours passé en simultané, pour chacun de nous. Cependant, tout gamins nous jouions déjà ensemble à l’école de musique du Grau Du Roi, notamment dans une batucada afro-cubaine, des brass bands, des groupes de reprises etc.

En enregistrant votre premier album "The Way To Destroy And Create Things..." en une nuit au Musée d'Architecture de La Cambre à Bruxelles, votre démarche se rapproche plus du "happening" que du traditionnel concert enregistré, alors : musiciens ou artistes contemporains ?
Pourquoi pas "ingénieurs culturels" (dixit Genesis P Orridge) ? Pierre est historien de l’art, moi je suis architecte, dessinateur et futur peintre. Mais in fine, tout ça fait aujourd’hui partie de la même chose, du grand "chaudron culturel". Là-dedans, la musique n’est plus qu’un "outil, une plateforme culturelle pour atteindre les gens". Pour moi la figure de l’artiste contemporain est polymorphe, hybride, doit être doté d’un esprit analytique et de synthèse complexe, doit être capable de jongler avec les différents médiums et les différents médias qui s’offrent à lui pour conceptualiser / créer l’expérience et poser les questions. Et surtout il doit savoir s’amuser. Malheureusement, le terme d’"artiste contemporain" est en réalité plutôt souvent synonyme de star-system et tout ce que cela engendre. "Ingénieurs culturels" me semble ainsi mieux approprié à notre démarche.

Dans ma chronique, outre l'erreur à propos de clavier inexistant, je citais John Waters qui disait que "L'unique objectif de l'art contemporain est la destruction". Le titre de votre album "The Way To Destroy And Create Things" complèterait la pensée du réalisateur de manière plus "constructive", qu'en pensez vous ?
En effet. Il y a quelque chose de nihiliste dans une bonne partie de la production contemporaine : mercantilisme et dégénérescence. Pas d’inquiétude, c’est chose normale. Les cycles de la création artistique suivent une logique presque biologique qui pour moi est la suivante : primitivisme -> nouvel ordre-> dégénérescent. Et ainsi de suite. Seulement aujourd’hui, pour faire court, il me semble que la mondialisation et l’hyper connectivité ont à la fois accéléré ce processus, mais également démultiplié ces sphères cycliques qui maintenant superposent simultanément, se chevauchent les unes les autres. Mais l’art ne mourra jamais. Nous sommes des passionnés de la ruine. C’est notre petit coté romantique. Mais la ruine n’est pas une fin en soi, bien au contraire : "Over Your Cities Grass Will Grow" est le titre d’un film sur Anselm Kiefer (par Sophie Fiennes). Kiefer fait partie du panthéon d’artistes que nous avons en commun. Son travail aborde notamment la problématique de l’aspect destructeur de l’acte de création, mais également la légitimité de l’artiste après le traumatisme de la destruction. Personnellement, j'ai une forte affinité ces derniers temps pour l’Antiquité, et dans la mythologie grecque, Dionysos nous enseigne que tout est histoire de cycles. Ainsi, "rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme". Le chaos et la destruction sont des passages obligés, une sorte de sublimation post ou précréative.



Qu'est ce qui différencie vos précédents enregistrements de votre premier album "The Way To Destroy And Create Things..." ? Ne les considérez-vous pas comme des albums à part entière ?
Tout simplement, ce sont des captures de lives. Pas officiellement des albums format physique, mais avec la magie d’Internet, toute chose peu bénéficier maintenant d’une tribune à l’échelle mondiale pour faire entendre sa voix. On serait cons de pas en profiter. Mais nous envisageons de les sortir sur cassette. Aussi, ces lives sont le résultat d’une seule et même improvisation, sans rupture ni répétition, tandis que "The Way To Destroy And Create Things..." est constitué d’une série d’improvisations ne dépassant pas les 15min, organisées en album.

De quelle manière abordez vous la composition, sachant que vous faites la part belle à l'improvisation ?
On part généralement d'une idée qui trotte dans une de nos têtes, puis on met directement en pratique. On essaye plusieurs configurations, jusqu'à obtenir quelque chose qui nous plaît.

Les titres de vos morceaux sont très énigmatiques, et m'ont fait penser à une citation de Nietzsche qui disait "Je ne souffre pas de solitude, mais de multitude", cela vous parle ?
Personnellement, je n’en suis qu’à "Ainsi Parlait Zarathoustra". Mais je comprends tout à fait où tu veux en venir. Alors oui, quelque part c’est possible, nous avons le mal de la multitude, mais nous faisons ce que nous faisons parce que nous aimons l'humain. Même si certains méritent de crever : ceux qui se pensent supérieurs aux autres et à la nature et pensent avoir un droit sur toute chose. Pour moi le problème n’est pas la multitude en tant que telle, mais les concepts qui l’unifie : politique, démocratie, religion. C’est l’orgueil de placer la conscience humaine au-dessus de toute chose. Il est temps de réaliser la supériorité de l’art face à l’incompétence des autres concepts. L’art est le leader. L’art est un jeu. L’art ne tue pas. L’art est pouvoir total. Art ≠ démocratie. Art ≠ religion. Art ≠ politique. Art > démocratie, religion et politique. L’art c’est créer. Créer est un acte suprême. Zarathoustra crée. Le surhomme est un créateur.

Quelles sont vos principales sources d'inspiration ?
L’art, l’architecture, le paysage, les musiques extrêmes, le minimalisme, les concerts acousmatiques, Karlheinz Stockhausen parce qu’il est le premier à avoir éclaté le programme figé de l’orchestre symphonique classique, à avoir fait se mouvoir les sons dans l’espace, à avoir placé au centre la public. Wagner parce qu’il est le premier à avoir jeter les graines du rock dans toute sa dramaturgie héroïque et son temple, l’opéra Festpielhaus de Bayreuth. Xennakis pour ses partitions hallucinantes, Sunn O))) pour leur radicalité sans précédent, et sûrement parce qu’ils font partie des groupes les plus "loud" de l’histoire, Earth parce qu’avec eux j’ai l’impression d’être en Camargue, les Swans parce que.., Brötzman, Coltrane, Deathspell Omega, Autechre, Eagle Twin, Boris, The Teeth Of Lions Rule The Divine, Ascend,Zorn, etc. Mais je pense que ce qui à été le déclencheur pour notre musique, c’est une performance improvisée de Stephen O’Malley et Steve Noble au Café Oto le 18 Août 2010.

En mentionnant John Zorn dans vos références, Einsturzende Neubauten, ou encore l'artiste contemporain Joseph Beuys, on peut s'attendre à vous voir dépasser les limites du "cadre musical" ?
On s’y essaye depuis notre toute première performance. Je dis performance car cela suggère d’une autre manière la notion d’expérience, notamment pour celui qui l’exécute. Comme il est dit dans notre bio, nous avons essayé de réveiller un lieu, une architecture endormie pour la révéler sous un nouveau jour. Il était question d’exploiter les qualités acoustiques, plastiques et symboliques pour mesurer l’impact sur une écriture musicale in situ. Mais également, il fut surprenant d’observer les comportements du public. Par exemple les déplacements : certains dévalaient en skateboard les rampes obliques (similaires à celles du Guggenheim de NY, mais sur un plan rectangulaire) qui bordent chaque mur de cette grande nef qu’est le Musée de la Cambre. D’autres observaient en plongée verticale. Plus tard, durant la réalisation mon mémoire sur une remise en question de l’espace standard dédié aux représentations des musiques amplifiées (que je nomme Black Box, en écho au White Cube de l’art contemporain), je me suis aperçu que Stockhausen a été le premier à proposer au public cette possibilité d’une promenade durant un concert éclaté dans les différentes pièces d’une grande maison transformée en galerie d’art. Le voyageur pouvait littéralement se balader dans la partition générale et isoler des éléments, comme on le fait aujourd’hui dans un studio avec une table de mixage. Ce mémoire a été un moyen d’approfondir la question de l’interaction du lieu avec le musicien. Comment son acoustique, sa modénature, ses proportions peuvent influencer l’intuition créative ? Et l’histoire me prouvait sans cesse que ce rapport d’influence, voir de conditionnement, fut constamment dans les deux sens : parfois l’architecture suggère une écriture musicale, parfois une nouvelle forme d’écriture suggère de nouveaux espaces adaptés. Et ainsi de suite, sans compter l’électronique et les technologies numériques qui viennent bousculer la donne. In fine, je militais alors pour une révision du modèle classique que nous connaissons tous — une piètre boîte à chaussure noire — car sous ses allures de soit disante neutralité, elle n’est plus que l’image creuse d’un cadre institutionnel imposant ses propres règles d’appréciation. Donc oui, nous continuerons à nous écarter des lieux traditionnels, nous continuerons de chercher des cadres alternatifs pour la représentation ou l’enregistrement de notre musique, nous poursuivrons notre désir d’une expérience auditive et plastique forte, car nous sommes des matiéristes.



Comment se passe la collaboration avec votre label Paradigms Recordings ?
On a peu de contacts mais ça se passe très bien pour le moment.

De quelle manière allez vous défendre votre album ? Des concerts en prévision ? Une tournée ?
Rien de prévu. On ne cherche pas à le défendre par les moyens classiques car il n’a tout simplement pas était conçu dans un processus classique. Nous ne le jouons même pas forcément en live. La dernière fois que nous avons joué, nous avons composé spécialement pour cette occasion, et ce sera sûrement encore souvent le cas. Ou il en sera tout autre. D’ailleurs je pense que dans AKSU, nous sommes quelque peu étrangers à ce concept de "défendre" une production. Nous ne sommes pas une forteresse ou des remparts, nous sommes plutôt un navire d’aventuriers archéologues.

A quoi ressemble un concert d'Aksu ?
Ça part dans tous les sens, comme si tu te sentais traversé par toute une série d’émotions contradictoires ou schizophrènes. Mais hormis le côté drone-metal / free-jazz, c’est difficile à dire car nous essayons de faire en sorte que chaque concert soit unique. J’envisage par exemple d’exploiter prochainement les formes de la techno dure, donc difficile de dire à quoi ça va ressembler en live. Mais je te suggère déjà de regarder les vidéos sur YouTube des lives au Musée de la Cambre et au LR6.

Est ce que dans l'avenir vous pourriez intégrer du chant dans votre musique ? Un clavier ?
Oui certainement du texte et des voix, peu-être des boîtes à rythmes pour Pierre, voire des percussions bricolées.

Une collaboration avec d'autres artistes vous intéresserait-elle ? Si oui lesquels et que pourraient-ils vous apporter ?
Oui d’office ! Probablement avec Gabriel Tapias, un ami artiste originaire d’Equateur, ça fait un bail qu’on en parle. A l'occasion on aimerait aussi collaborer avec les Aderlating (Gnaw Their Tongues et Mowlawner). Nous attendons quelque chose d’assez ritualiste et minimaliste avec Gab et quelque chose d’assez extrême avec Aderlating. Mais qui sait ce qui peut se passer…

Penses tu que des groupes comme Sunn O)), Deafheaven, Murmur, Ihsahn, Ulver ou encore Boris représentent une alternative avant-garde au "metal" et plus encore dans le monde du rock, voire de la musique en général ? Vous sentez-vous proches de ces groupes ?
Outre Sunn O))) et Ulver qui sont d’un avant-gardisme incontestable, à mon sens, Boris et autres sont les excellents rejetons de cette scène et usent de la recherche avant-gardiste. Ils surfent devant la vague. Des groupes comme Deatheaven surfent sur la vague. Et beaucoup d’autres nagent derrière. Dans AKSU, certes nous nous sentons proches puisque qu’il est question de musiques amplifiées extrêmes.

Comment voyez-vous l'évolution d'Aksu ?
Difficile à dire tout de suite car nous avons certaines priorités dans la vie et contrairement à nos autres groupes, AKSU ne suit pas un schéma logique répèt' / concerts / studio. Mais il est certain que nous avons envie d’aller beaucoup plus loin, plus radical, plus futuriste, plus totalitaire et de donner corps et consistance aux idées que nous t’avons exposées, et surtout d’enregistrer un max ! Mais franchement pour les représentations, je crois qu’il nous faudrait un van et un groupe électrogène comme les Polonais de BNNT pour jouer où nous volons, quand bon nous semble.

Je te laisse le mot de fin en te remerciant de l'entretien que tu m'as accordé pour les lecteurs de French Metal.
"Art first" mon pote, c’est la clé de toute vie intelligente sur la planète Terre, ici et maintenant. Merci à vous.


Le site officiel : www.aksu.bandcamp.com