Interview faite par Aurélie P. Lawless à Paris.

De retour après quelques années d'absence, Abinaya revient sur le devant de la scène armé de son nouvel opus : "Beauté Païenne". Voici ci-dessous l'interview d'André Santo, bassiste du groupe, que j'oserai qualifier "d'humaniste" car riche en connaissances culturelles et historiques, pleine d'ouverture d'esprit, de savoir, et qui retrace une large part d'Histoire en allant d'origines ethniques à un regard sur la société contemporaine. Amateur de discussions stériles se limitant à "oui, non, peut-être", passez votre chemin, ici on parle de sujets sérieux (et le tout dans la bonne humeur, oui oui, c'est possible) !

En faisant des recherches sur le groupe, j'ai vu que vous qualifiez votre musique de "metal tribal", peux-tu expliquer en quoi cela consiste ?

André Santos : Alors, en vérité, ce n'est pas que nous qui qualifions notre musique ainsi, ce sont surtout les critiques, et nous on a repris l'expression puisque si tout le monde s'accorde là-dessus alors on laisse les choses telles qu'elles sont. Ce qu'on peut dire du "metal tribal" c'est déjà qu'il faut des percussions et ça, c'est sûr qu'on en a ! Donc à ce niveau-là oui on peut le dire que c'est du "metal tribal" mais à la base on essaye de faire juste du metal, mais avec des percussions à foison et on nous a déjà dit qu'il y avait quelques sonorités "indus" aussi. Mais à la fin, ça sonne juste "Abinaya" je dirais, tout le reste ce sont des étiquettes.

Peux-tu m'en dire plus sur la pochette de l'album de "Beauté Païenne" et sur ce qu'elle représente, j'imagine, en termes de symbolique notamment ?
Tu veux que je t'explique le message subliminal c'est ça ? Ou l'image ? (rires)

Et pourquoi pas les deux ? (rires) Dis-moi ce que tu veux bien m'en dire, je m'arrangerai avec ça ! (rires)
Ok ! Eh bien qu'est-ce que tu en penses toi quand tu la vois ?

Je m'y connais pas spécialement mais je pensais à "L'Homme de Vitruve" de De Vinci sauf que la tête de l'homme est remplacée par celle d'un animal, ou alors aux représentations de Shiva éventuellement à cause des multiples bras. Bon les seules différences c'est qu'il y a un sabre et du feu mais... Voilà ce que je peux essayer de te bricoler comme avis (rires).
(rires) D'accord, non mais c'est super intéressant pour moi et pour nous aussi tu vois ! Bon à la base on a choisi notre illustrateur parce qu'on trouve qu'il fait vraiment du bon travail graphique. Moi je suis graphiste aussi et c'est moi qui avait fait toute la partie graphique de "Corps" l'album précédent et les dessins à l'intérieur. Mais là je n'avais pas le temps donc on a fini par trouver quelqu'un d'autre dont le travail nous plaisait super bien et qui correspondait un peu à l'idée qu'on avait. On voulait quelque chose en rapport avec le titre donc on a pensé à un dieu, païen, mais bien évidemment ça doit faire référence à nos origines, on ne pourrait pas parler de Thor ou Odin mais en gros on a essayé de créer une sorte de personnage, d'entité, qui pourrait représenter ce qu'est ABINAYA. Il y a effectivement une référence à l'hindouisme avec Shiva, tu as bien trouvé, mais on voulait définitivement mélanger plusieurs types de divinités. La tête du cerf représente ce que l'on s'imagine comme "beauté païenne". Avec Vincent notre illustrateur, on s'est rendu compte que la plupart des pochettes d'albums qui peuvent plus ou moins ressembler à la nôtre sont souvent des albums de "black metal"...

Je dois t'avouer que c'est tout à fait ce que je me suis dit en ayant le CD entre les mains en fait, donc j'ai été plutôt surprise de découvrir que ce n'était pas le cas ! (rires)
Je comprends (rires) ! Non mais voilà on n'a pas choisi cette pochette pour rentrer dans le genre "black metal" mais vraiment pour illustrer le concept de beauté païenne. On voulait montrer aussi plusieurs facettes du groupe et quelques aspects qui nous tiennent à cœur comme la haine, qui est en fait l'un des titres d'une de nos chansons sur l'album, c'est représenté par les armes ou le feu tu vois. Y'a cette idée de révolte, qui rejoint un peu ce qui est en train de se passer en ce moment dans le monde.

Comment décrirais-tu Abinaya en quelques mots ?
Argh euh, en quelques mots... (rires) C'est super difficile parce qu'on est quatre donc je peux pas répondre pour les quatre mais ce que moi je pourrai dire d'ABINAYA c'est qu'on essaye de passer un message, voilà.

Composer en français, écrire des textes en français plutôt, c'était important pour vous (même s'il y a quelques phrases éparses en anglais sur certains refrains) ?
Alors, oui. Quand je suis rentré dans le groupe, le groupe existait déjà depuis 2000 et je suis arrivé en 2004. Les compos étaient déjà en français et moi je suis arrivé avec mes influences de thrash metal brésilien et j'étais bien plus habitué à écouter du message en anglais forcément. Mais quand j'ai rencontré Igor, le chanteur, qui écrit les compositions, ça m'a étonné de voir qu'il arrivait déjà à cette époque concilier le mélange de la langue française avec la rythmique plus "anglo-saxonne". C'est ce qui fait peut-être la différence entre Abinaya et certains autres groupes français que j'ai pu entendre. Il y a vraiment une cadence rythmique du chant français très particulière. Moi je n'aime pas écouter des musiques "nationales", notamment de metal brésilien dans mon cas, je trouve ça trop difficile à écouter. Alors que quand j'ai écouté ABINAYA je me suis dit "Wow !".



Les textes sont visiblement très travaillés au vu de la richesse de ceux-ci : par quoi êtes-vous inspirés pour composer les paroles ?
Alors là... Ca dépend. Comme je te disais, nous on essaye de passer un message parce que c'est notre quotidien et la musique elle sert à décrire ça. Et en plus de ça, le "metal" nous permet de l'exprimer bien mieux que d'autres types de musiques comme la musique "techno". Imagine t'as de la musique "techno" et ils disent "Ouais j'ai la haine !" et ils balancent leur bras là... C'est pas crédible ! (rires) Moi je pourrai pas faire ça et les prendre au sérieux. Alors que dans le "metal" quand je dis "J'ai la haine", ça donne tout de suite un autre cachet quoi. La composition des paroles et des chansons c'est vraiment le moyen que l'on trouve pour exprimer notre message. C'est Igor (le chanteur, ndlr) qui compose et voilà l'idée c'est de parler du quotidien, de la situation qu'on vit. Avec Igor on est vraiment sensible à tout ça, on discute beaucoup sur ces sujets : "Où va le monde", "Pourquoi il y a tant de misère", "Pourquoi il y a tant d'inégalités et de différences". Donc quand Igor arrive avec ses compositions, voilà ce qu'on cherche à mettre en avant. Moi je le considère vraiment comme un grand poète, en plus d'un ami et il est prof d'Histoire donc ça rajoute des connaissances précises. En tant que Brésilien et étranger je t'assure que j'ai appris beaucoup de la culture française grâce à ses textes. On a commencé avec Baudelaire avec le premier album et dans celui-ci on parle de Jules Vallès. Que je ne connaissais pas, ni l'un, ni l'autre, auparavant (rires).

Plusieurs années séparent cet opus du précédent, cinq ans il me semble, c'est une décision mûrement réfléchie pour approfondir les expériences live par exemple ou pas du tout ?
Honnêtement ? Pas du tout, on est égal à tout le monde : on a eu beaucoup de soucis. Notamment pour avoir chacun une stabilité avec le travail tout ça, les compos aussi pour les travailler c'est pas évident car notre percussionniste habite à Bordeaux. Donc ça a été un peu difficile de gérer tout ça mais il y a aussi eu l'évolution du groupe. C'est dans ces moments-là qu'on a cherché un peu plus loin, on est arrivé à un résultat avec ce nouvel album qu'on aurait imaginé réussir à obtenir avant mais qu'on a pas pu à cause du temps majoritairement.

Que penses-tu de la scène "metal" française d'aujourd'hui ?
Je suis habitué à la scène brésilienne, mais je peux te dire qu'il y a une grande différence entre les groupes. Y'a de très bons musiciens et de super groupes dans la scène "metal" française comme Lofofora par exemple, je suis fan, y'a Vulcain aussi avec qui on a déjà partagé une scène. Après y'a des groupes qui ont marqué des époques comme Trust, voilà. Mais après je trouve que le public français doit soutenir plus ses groupes. Parfois on fait des appels pour que les gens viennent mais c'est compliqué pour les gens de sortir le soir ici. Alors qu'au Brésil on est tout le temps dehors parce qu'on a chaud ! (rires)

Du coup tu m'as cité Trust, ça tombe super bien puisque je voulais y venir. Car je trouve que vos chansons sont engagées à la manière "Trustienne" justement, tu es d'accord avec cette affirmation ?
Je vais essayer de me placer comme quelqu'un d'extérieur au groupe pour te répondre ! De ce point de vue-là oui, je trouve que le groupe ABINAYA fait des compositions qui vont dans ce sens et je veux dire aussi que du coup ce sont des compos qui sont bonnes car travaillées comme celles de Trust l'étaient et le sont encore. On a des chansons qui touchent les mêmes sujets notamment avec "Char De Police" tu vois...

…Oui c'est vrai que ça me fait penser à "Police Milice" un peu ! Mais c'est bien pour vous parce que c'est une comparaison plutôt valorisante !
De toute façon j'imagine qu'on est tous influencés par des grands groupes, on peut pas le cacher. On ne peut pas dire "Non pourquoi vous nous comparez à Trust ?" au contraire, je veux bien qu'on nous compare à ces grands groupes moi ! (rires)

Dirais-tu qu'Abinaya peut lancer un nouveau courant, insuffler quelque chose d'autre dans cette scène "metal" française ?
J'aimerais bien. Parce que voilà, à la base, tout ce qui dépend de nous, du groupe, on le fait. On compose, on sort, on fait des concerts, après tous les groupes ont besoin de public, de soutien. Si le public est absent, on peut être le meilleur poète du monde, on va être laissé pour compte, presque mis en cage ou en prison. Tout comme Jules Vallès était un contestataire, nous le sommes aussi, mais on a beau contester... C'est pas ça qui va faire avancer quoique ce soit au final ! Ce qu'il faut changer dans la scène "metal" française, c'est vraiment ça. Que le public vienne, qu'il nous soutienne, qu'il frappe aux portes, qu'il s'intéresse. Je sais que ça peut être dur de faire bouger les gens mais ce n'est pas dur de faire bouger une idée, et c'est ça qu'on aimerait changer : leurs idées. Nos paroles en parlent : le changement de la société, il faut voir plus loin que ce qu'on nous sert sous le nez. Après tu ne veux pas venir à un concert ok, c'est pas grave, mais parles-en autour de toi, envoie quelqu'un d'autre même ! (rires)



Après il y a aussi des personnes qui se déplacent uniquement pour "l'ambiance" d'un concert, sans même connaître les paroles, ou alors parce qu'un ami y va et du coup il y a l'effet "boule de neige" qui se déclenche...
Oui c'est vrai. Mais quand on voit tous ses festivals de pop ou de techno où ils sont des milliers ça fait mal au cœur...

Oui mais ça va on n'est pas trop en reste, le Hellfest était "sold out" cette année, ça prouve qu'il y a encore quelques personnes qui résistent à l'envahisseur ! (rires)
Et heureusement ! (rires) Y'a de l'espoir ! Donc devrait y en avoir pour ABINAYA  (rires) ! On fait quelques festivals en ce moment aussi justement, on a joué avec Napalm Death notamment. Mais après tu vois, y'a le concept du "move" parce que y'a des métalleux extrémistes qui refusent absolument d'être ouverts d'esprit et qui ne jurent que par le "happycore" ou un autre genre. Ce serait bien de rompre avec cette idée et d'aller voir ce que propose les autres groupes même si ce n'est pas ton genre de prédilection à la base quoi. Et dans les festivals ça se ressent un peu moins car tous les genres sont réunis, il y a beaucoup de scènes, et les gens sont un peu plus curieux. Il y a du rap et du metal parfois même.

Ca me rappelle un autre groupe qui avait eu un impact considérable en s'associant à un groupe de rap il y a de cela quelques années : Aerosmith et Run DMC sur "Walk This Way" mais il y a aussi, de manière plus récente, Within Temptation qui ont produit une chanson avec le rappeur X-Zibit. Donc je pense qu'il y a une ouverture d'esprit dans le monde "metal" bien plus qu'il n'y en a dans les autres genres musicaux.
Tout-à-fait et tant mieux que ces groupes, qui sont des grands noms, véhiculent cette image qui nous tient à cœur, ça montre qu'on ne prend pas de mauvaise direction et ça donne une leçon d'humilité !

Pour revenir un peu sur les compositions : vous semblez avoir des références très précises historiquement parlant (cf "Arawacks" par ex), vous avez effectué des recherches je suppose ?
On s'aide vraiment des connaissances d'Igor, pour lui c'est bien plus simple puisqu'il s'y connaît, il donne des cours etc. Mais il y a eu des recherches évidemment. A travers le massacre de ces peuples, on veut parler de ce qui se passe en ce moment.

Tu sais quoi, ça me fait penser aux "Lettres Persanes" de Montesquieu ! Il adoptait le point de vue des Persans et faisait fusionner sa plume avec ce point de vue pour mieux critiquer la société politique française de son époque !
Génial, Montesquieu va rentrer dans notre liste ! (rires) Franchement niveau références culturelles, je pense que t'es quand même bien blindée, si t'en as d'autres encore sous la main, on prend ! (rires)

La référence à Julles Vallès : un message poétique ou politique ?
Nous on n'est pas là pour faire de la politique ça c'est sûr, on est là pour faire de la musique ! Si on parle de protestation, de contestation, c'est pour parler de ce qu'il y a dans le corps, dans la vie de l'être humain. Après chacun y voit ce qu'il y veut, on peut y voir de la politique, mais nous on est là pour la musique quoiqu'il arrive. Donc moi je dirais que c'est un choix poétique parce que oui, on parle de la vie de l'homme, de son envie de liberté, de son droit de ne pas être d'accord avec certaines choses. La politique nous on le voit et on le vit, la corruption tout ça, mais on a envie de montrer plutôt un échappatoire qu'une condamnation, question de point de vue. On peut serrer le poing et ouvrir l'autre main et donner des choix, des solutions, des issues. Pour nous la paix, l'harmonie entre les gens, c'est vraiment quelque chose d'important.

Qu'aimerais-tu dire à ceux qui ne vous connaissent pas encore pour qu'ils s'intéressent au travail du groupe, afin de les motiver à venir vous voir notamment ?
Ce que j'aimerai dire à mes frères et sœurs du "metal" français (rires) c'est qu'on veut vous voir, on veut que vous veniez nous voir, notre nom c'est ABINAYA et ça veut dire "communiquer avec, passer un message" et c'est ça qu'on veut partager avec vous, de la joie, passer un bon moment, qu'on boive ensemble, qu'on crie, qu'on mette la poésie et la musique à l'honneur pendant le concert ! Le 20 Septembre on fait une date avec l'ancien chanteur de Judas Priest et du 21 Octobre au 30 on est en tournée en Angleterre !


Le site officiel : www.facebook.com/abinayatribe